La proposition de Nev me surprend autant que le sourire amusé qu’il m’adresse. Pourquoi pas après tout. Je le laisse faire, trop occupé à veiller à ce que le salon retrouve un état correct. J’en profite pour ranger les quelques jeux qui trainent ici et là, ramasse la manette tombée près du canapé et les mégots que je peux trouver écrasés au sol. C’est seulement lorsque je suis satisfait de mon maigre rangement que je nous met un peu de musique. C’est parfait. Je relève la tête vers Neven, l’accueillant d’un nouveau sourire alors que celui-ci me rejoins, armé de ses deux cocktails. Ses mots résonnent en moi dans un écho trop délicieux pour que je ne cède pas à l’envie de me perdre dans ses yeux. Préparé avec amour.... Rien que ça. Evidemment, il ne peut pas s’empêcher de lâcher une raillerie au passage, que j’accueille avec un rire habitué, ma main glissant jusqu’au verre qu’il me présente pour m’en emparer.

« Merci. Voyons ça alors. »

Le tintement de nos verres s’entrechoquant résonne à la fin de ma phrase. Je prends une première gorgée du liquide sans même me demander où est-ce qu’il a dénicher de la vodka. Les goûts de l’alcool et du sang mélangé aux épices s’entremêlent dans ma bouche. Beaucoup, trop, d’alcool. Pour beaucoup trop peu de sang. Le liquide me brûle légèrement la gorge, assez pour que je lâche une légère grimace en l’avalant.

« T’es sûr d’avoir mis autre chose que de la vodka là-dedans ? »

Mon sourire s’étale à nouveau sur mes joues avant que je ne dépose mon verre sur la table avec prudence. A nouveau, mes yeux s’égarent sur lui, décelant à nouveau à quel point chacun de ses mouvements ont l’air pénible à executés. Que pourrais-je bien faire pour le soulager ? Et si...

« Ca te dirait un massage ? Histoire d’apaiser tes courbatures ? »

Je n’attendais même pas sa réponse pour me précipiter dans la salle de bain à la recherche de l’huile massante et d’un essui de bain, ramenant rapidement le tout jusque dans le salon.

« Installe toi, ça va te faire du bien. »

Mes lèvres se referment sur la paille à l’instant même où Az avale sa première gorgée. Sa grimace le trahit et m’arrache un joyeux sourire alors que je sirote ça comme s’il s’agissait d’un jus de fruit. Qu’est-ce que je disais ? Voilà son côté professionnel qui ressort.

- J’ai pu constater que les vampires résistent beaucoup plus à l’alcool que les humains. Alors il fallait au moins ça !

L’alcool me brûle le fond de l’estomac. Cette bonne vieille sensation m’avait manqué. Sortir jusqu’aux premières lueurs du jour aussi. Pour peu je suis même nostalgique de mes gueules de bois carabinées. Je tire de plus belle sur la paille plongée dans ma vodka sanguine pour ne pas sentir mon cœur se pincer dans ma poitrine. Depuis le carnage de l’autre soir, j’évite de penser à ça. Je vois bien la tension soudaine qui anime Az lorsque j’évoque l’idée de mettre le nez dehors. C’est une très mauvaise idée, hein ?

Mes yeux suivent son geste pour se débarrasser du cocktail beaucoup trop dosé sur la table basse. Ça m’amuse un instant, jusqu’à ce que sa question me surprenne. Mon attention remonte jusqu’à ses prunelles azur. Az me couve de cet éternel regard bienveillant.

- Un massage ?

Comme dans « huile pour le corps » et « lumière tamisée » ? Je touille ma paille contre les glaçons qui flottent à la surface du breuvage. Mon amant réapparaît bien vite, brandissant fièrement un flacon d’huile. Alors ce n’était pas une blague. Je m’esclaffe.

- Carrément !

Le vampire pique mon intérêt à vif. L’esprit déjà quelque peu embrumé, j’avale la fin de mon verre cul sec pour mieux m’en débarrasser sur la table à côté du sien. Une petite voix au fond de mon crâne me promet de m’occuper du second cocktail un peu plus tard. Ce serait vraiment moche de gâcher. Je retire mon t-shirt et me laisse tomber comme un sac en travers du canapé.

- Tu prends toujours aussi soin des mecs avec qui tu couches ? demandé-je dans un sourire malicieux.

Ma tête tourne un peu. Mes gestes trop vifs et empressés se marient mal au sang alcoolisé qui réchauffe le creux de mon ventre. Je pince mes lèvres. Un peu plus et je lui demandais aussi s’il a toujours l’habitude de s’envoyer en l’air aussi furieusement avec ses plans culs. Ceci expliquerait cela.

J'observe mon précieux colocataire atterrir de tout son long sur le canapé. Je dois avoué être surpris qu'il se laisse faire si facilement, mais je ne vais certainement pas m'en plaindre. Sa question, en revanche, me prend de complètement au dépourvu. Est-il vraiment occupé à me demander si il est unique à mes yeux d'une façon détournée ? Ou pas.

" Pas vraiment..."

Mes fesses atterrissent sur le bord du canapé alors que je me débarrasse de mon sweat, devenu bien trop encombrant. Mon regard détaille les courbes de son dos un moment, descendant sur ses fesses encore enrobées de son jean surplombant son caleçon qui dépasse. Je souris. J'aime chaque muscle de son corps, chaque courbe de son être. Nev est beaucoup trop bien bâti. Beaucoup trop pour mon propre bien. Une de mes mains viens s'emparer de mon breuvage abandonné, sirotant un peu du liquide avant de passer à l'attaque. Je m'empare de l'huile, en déposant une noisette dans ma main avant de les frotter l'une contre l'autre. Une fois satisfait de la chaleur qu'elles dégagent, je les dépose enfin dans son dos. Ça fait très longtemps que je n'ai pas fait ça. Mais j'en ai diablement envie. Mes doigts s'aventurent sur ses courbes en arabesques, découvre la dureté de ses muscles endoloris mêlé à quelques noeuds sans doute ancré là depuis bien des années. Mes doigts s'appliquent, glissent, compressent comme il se doit chaque parcelle de peau en rythme avec la musique qui virevolte dans la pièce. Je frissonne avec délice du contact de son épiderme glacé, tentant d'ignorer la douce chaleur qui m'englobe le ventre, se propageant doucement dans chaque fibre de mon être. J'espère au moins que ça lui plait.

" A vrai dire tu es le premier depuis... Très longtemps."

Ses mains glissent sur mon corps avec une douceur infinie. Mon sourire finit par s’effacer et mes paupières par se fermer, alors que je pose ma tête sur mes bras repliés. Bientôt mon esprit n’est focalisé que sur le mouvement de ses doigts contre ma peau, par leur lenteur apaisante et par leur dessin insaisissable. Mes muscles ankylosés s’échauffent délicieusement sous le passage de ses paumes. Et contre toute attente, ils finissent par se détendre.

Je m’enfonce doucement mais sûrement dans un nuage de quiétude lorsqu’il reprend la parole. Si son premier aveu ne m’avait pas ébranlé plus que ça, en revanche ce n’est pas le cas du second. Le premier depuis très longtemps ? Vraiment ? Je frémis de l’intérieur, me forçant à ne pas réfléchir au poids qu’impliquent de tels mots. Si c’est si rare que cela, alors ça rend l’acte bien plus spécial. J’espère sincèrement qu’il ne sentira pas cette réaction incontrôlée sous la pulpe chaude de ses doigts. Je déteste quand mon corps me fait ça. Quand il réagit d’une manière que je ne maîtrise pas.

Un calme serein s’étire entre les notes discrètes du morceau de musique. Je l’entends à peine, la radio, tant la voix d’Az a éveillé un sentiment bien plus sérieux sous mon crâne. Je ne sais pas exactement ce qui pousse finalement mes lèvres à reprendre vie pour lui répondre. Peut-être l’instant particulier, mon être détendu comme rarement il ne l’a été. Peut-être un besoin imminent de me confier, alors qu’il a fait un premier pas involontaire sur ce chemin-là. Peut-être parce qu’il ne me fait pas face, que je ne vois pas ses yeux, l’expression de son visage, et que le savoir inaccessible dans mon dos rend les choses plus faciles à délivrer. Et peut-être aussi que l’alcool commence un peu à aider.

- Moi aussi, ça fait longtemps.

Mes yeux se sont rouverts pour se figer sur un point invisible de la télévision éteinte. Les souvenirs d’une vie qui me paraît déjà si loin me reviennent par vague en mémoire. Etrangement, le dédain qui emplit mon cœur reste glacial et détaché. Tout ça n’avait déjà plus tellement d’importance avant que je rencontre Az.

- Je me suis cassé de chez moi à dix-huit ans, tu sais. Quand c’est devenu trop chaud avec ma famille.

Mes sourcils se froncent imperceptiblement sur mon front. J’ai presque l’impression de revoir la scène se dérouler sur l’écran noir de la télévision. D’entendre la rage éclater dans les mots venimeux, balancés comme des couteaux entre les murs de la maison familiale. De sentir la rancœur acide courir de nouveau dans mes veines. En revanche je n’arrive pas à me souvenir du visage de mon père. De sa sale gueule marquée par le dégoût. Je ne me remémore que de sa bouche défigurée par la haine et les insultes. Le reste a été gommé, comme si tout cela ne méritait plus d’avoir sa place dans ma tête.

- J’ai plus le moindre contact avec eux. Je pourrais crever sous un pont, ils n’en auraient rien à foutre.

Je ne sens plus les doigts doucereux de mon colocataire contre la peau de mon dos désormais. En revanche j’ai bien conscience de l’élan intarissable dans lequel ma langue s’est lancée, ainsi que du courant électrique qui semble de nouveau grincer sous mon épiderme. Un rire sarcastique m’échappe.

- D’ailleurs c’est ce qui s’est passé, quand j’y pense.

Mes yeux quittent enfin la télévision. Mais je ne cherche pas à croiser le regard du vampire. A la place, je tends un bras pour ouvrir le paquet de clope abandonnée sur la table basse. J’en extirpe une à l’aide de deux doigts habiles, sans vouloir déloger mon crâne du bras replié devant moi. Je joue distraitement avec contre la surface du meuble.

- Ils ne se sont jamais donné la peine de venir me voir à l’hosto.

Les images disparaissent pour en laisser place à de nouvelles. Le blanc de la cigarette se confond avec les murs de ma chambre d’hôpital. Je me remémore de la rugosité des draps du lit, de l’odeur âpre du désinfectant, et des bandages désagréables, insupportables, qui grattent la peau.

- Tu te rappelles quand je t’ai dit que j’attirais le même genre de connards que ceux qui me sont tombés dessus le soir où tu m’as mordu ? C’était pas des conneries.

Je laisse un certain temps s’écouler, le temps de m’imprégner de cette once de lassitude qui perce désormais dans le timbre bas de ma voix. Ma langue cherche ses mots. C’est la première fois que je parle de ça. C’est la première fois que je le raconte à haute voix, que je le laisse s’extérioriser pour de vrai. Même avec ma sœur je n’en ai jamais vraiment discuté. Elle est restée des heures plantée sur une chaise trop raide dans ma chambre d’hôpital. La plupart du temps, c’est sa petite voix claire qui emplissait l’espace vide et terne. Elle me racontait ce qui lui passait par la tête, alors que j’évitais soigneusement son regard, sachant très bien que si jamais mes lèvres venaient à se desceller, ma fureur se répandrait comme une explosion.

- Ils étaient plus nombreux la première fois. Peut-être cinq, je ne me souviens plus très bien. J’étais complètement jeté de toute façon. Beaucoup trop pour pouvoir réagir lorsqu’ils m’ont éclaté la gueule sur le trottoir.

Cette fois c’est le rouge qui apparaît dans mon esprit. Le souvenir du sang me fait l’effet d’une brise gelée contre mes épaules. Ma peau se hérisse là où Az ne me touche pas. Néanmoins je reste fasciné par l’étrange sentiment que ça provoque au profond de ma chair. Le rouge n’est plus aussi dérangeant maintenant. Le vampire logé dans mon âme y remédie, peu à peu.

- Quand j’ai pu sortir de l’hôpital, j’ai juste pris mes affaires et je me suis cassé. Je suis arrivé ici. Sans trop savoir pourquoi. Aujourd’hui encore je me demande ce que je fous en Nouvelle-Orléans. Au final c’est juste une putain question de hasard.

La cigarette rejoint enfin mes lèvres avant que je ne m’empare du briquet qui a servi à allumer la bougie. J’inspire longuement, la joue toujours collée contre mon bras replié. Mes explications touchent à leur fin. Il me semble qu’un poids s’est libéré de mes épaules. Vider mon sac a dû aider à faire évoluer l’étrange deuil qui me colle aux basques depuis l’aéroport de Lake Charles. Enfin je crois.

- Alors, ouais … toi aussi t’es le premier à prendre soin de moi, depuis très longtemps, conclué-je enfin en relâchant la fumée chargée de nicotine.

Mon attention se perd dans les volutes grisâtres de l’air que je recrache. Je me sens juste vide maintenant, comme si la rancœur qui m’avait tant animé ces derniers mois s’était brusquement envolée. Le trou que ça laisse au fond de mon torse me plonge dans l’incertitude. Et maintenant ?

Mes doigts se perdent sur son corps, s'appliquant à faire disparaitre les douleurs qui tendent la totalité de ses muscles endoloris. Peu à peu, je le sens se détendre sous la pression de mes doigts, se laisser complètement aller sous mon touché se voulant ferme et doux à la fois. J'écoute avec attention chacune des révélations que mon amant m'offre, semblant plongé dans son monde de souvenirs. Je n'ose pas réagir lorsqu'il me parle de sa famille qu'il ne voit plus, pas plus lorsqu'il me parle de l'attaque qu'il a subit. Je me crispe sous la révélation, imaginant sans mal ce que ses enflures ont pu lui faire. Mon cœur se serre en l'imaginant seul à l'hôpital, sans personne pour le soutenir dans cette douloureuse épreuve. Quel genre de famille peut oser oublier son enfant ainsi ? Qu'a t-il fait de si grave pour mériter une telle punition ? J'ai dû mal à croire que ça n'est dû qu'à son mauvais caractère, mêlée à sa manie de s'attirer des ennuis. Je m'en veux, de ne pas avoir été là avant, pour le protéger de tout ça. Mon seul réconfort se trouve dans le fait que maintenant, jamais plus une chose pareille ne lui arrivera. Je ne le permettrais jamais.

" Alors, j'ai beaucoup de chance."

Mes mains s'égarent jusqu'à sa nuque, mes doigts s'invitent dans ses cheveux, tendrement, comme pour lui prouver que je suis là. Et que je ne compte pas le laisser tomber. Loin de là.

" Je suis ravi d'avoir ce privilège."

Ma prise le relâche, quitte son dos pour échouer sur l'essui de bain sur la table, m'essuyant rapidement mes mains. L'odeur de l'huile mêlée à celle de la bougie est un délice pour les sens. A nouveau, je m'empare de mon verre, cette fois pour le vider cul sec.

" Un autre ?"

Je ne le laisse pas répondre, glissant un baiser sur sa tempe accessible tout en m'emparant de son verre à la suite du mien. Puis, je lui vole la cigarette trainant au bout de ses doigts, m'éclipsant dans la cuisine en la portant à ma bouche. A mon tour de préparer des cocktails. Je m'active sans attendre, ronronnant presque à la simple idée de réaliser un cocktail pour lui. Avec amour. Ca me rappelle notre rencontre, ce sourire mutin qu'il m'avait offert en me commandant son cocktail. Ça me paraissait tellement loin maintenant.

Les doigts d’Az dans mes cheveux font éclater l’étrange bulle de torpeur dans laquelle je m’étais muré. Ce contact délicat me fait frissonner de plaisir. Ses quelques mots me font un drôle d’effet. Une agréable chaleur grandit doucement au creux de mon torse. Le vide déstabilisant s’efface, comme les vestiges de ces souvenirs sur lesquels je n’ai plus envie de m’attarder. Les lèvres du vampire s’égarent sur ma tempe pour mieux chaparder la cigarette à peine entamée entre mes doigts. Son geste semble marquer la fin du mouvement de ses doigts contre mon dos. Je lève les yeux pour le suivre s’éloigner vers la cuisine, laissant un sourire en coin étirer ma bouche.

- Avec plaisir.

J’abandonne l’idée de l’épier depuis l’accoudoir lorsqu’il disparaît de mon champ de vision. Mes mains désormais libres m’aident à me redresser sur le canapé. Je roule des épaules, savourant l’apaisement de mes muscles détendus, en laissant mon attention s’égarer un instant sur la flamme crépitante de la bougie odorante. Ouais, mais c’est pas pour autant qu’on fera des folies ce soir. Az s’active dans la cuisine. J’essuie rapidement le plus gros de l’huile dans mon dos avant de bouger mon cul du canapé pour aller allumer la console de jeu. Une nouvelle clope vient également combler l’espace entre mes lèvres. Lorsque je me retourne, mon colocataire est de retour avec ses deux œuvres que j’imagine parfaitement dosé. Ben voyons. Je lui lance une manette sans chercher son accord une fois les verres délestés sur la table, parce que je sais que je l’ai déjà ; ce soir Az n’est pas assez fatigué pour refuser une partie. Je le rejoins rapidement sur le canapé, me laissant tomber comme une masse entre les coussins récemment achetés. Mon bras cogne contre le sien dans la manœuvre. Avant qu’il n’ait le temps de rouspéter une fois de plus contre mon manque de douceur, je me repositionne plus confortablement contre lui. Mon dos se cale contre l’assise du siège tandis que ma tête vient négligemment se caler sur sa cuisse. Une position juste parfaite pour jouer sur la télé. Mes doigts s’agitent déjà sur la manette pour sélectionner le jeu qui nous occupera jusqu’aux premières lueurs du jour. Je quitte l’écran pour trouver son regard et lui adresser un sourire narquois, tiraillé par la cigarette nonchalamment coincée entre mes lèvres.

- Alors ? Prêt à prendre la raclé de ta vie multi centenaire ?