Les talons claquent sur le sol. Les verres tintent et les voix s'élèvent à travers l'immense salle parée de dorures luxuriantes. Au centre de la pièce, un magnifique escalier trône en maitre dans la demeure. Comme si la maison avait été construite tout autour. Un tapis rouge sang dévale les marches dans une magnifique traine, invitant quiconque à pénétrer dans les étages. Les colonnes ont revêtus les armoiries de la famille qui accueille ce fabuleux gala auquel j'ai été convié. Les robes des sorciers scintillent de mille feux, éclipsant presque la magnifiçance du décor qui nous entoure. Chaque année, les Austings organisent cet évènement, dans le seul but de récolter des fonds pour les associations de la ville. Cette année, c'est l'asile de Galway qui a été mit à l'honneur. Ainsi, les visages des plus généreux donateurs défilent chacun leur tour sur les murs. Tout le monde sait pourtant, que cette petite sauterie est purement politique. En ses temps de crise, tout le monde est à cran. Les alliances menacent de se délier, alors même qu'Erell dirige le clan d'une main de fer. Personne n'ose la remettre en doute, mais les messes basses sont bien là. Les gens parlent. Les langues se délient. Les sorciers ont peur de perdre le pouvoir. Le nom de Kraven est encore sur toutes les lèvres, mais celui du leader des Sauveurs l'est encore plus.

Pourtant, tous font comme si de rien était. Ils s'amusent, ris, bois, le tout dans une ambiance guindée que j'ai bien du mal à supporté, enfermé dans mon costume hors de prix. Un énième soupir menace de passer mes lèvres lorsque je récupère une nouvelle coupe sur un plateau qui me passe sous le nez. Je sens le regard de Scylla sur moi. Sa prise douce sur mon bras, qui m'encourage à essayer de me détendre un petit peu. Nous ne sommes venus que pour la bienséance. Parce que je suis invité d'honneur, étant le plus gros donneur de l'asile, grâce à ma mère. Une fois que le discours serait passé, j'avais bien l'intention de ne pas m'éterniser plus longtemps entre ses murs. Néanmoins, la présence de ma petite amie à mes côtés me fait du bien. Sans elle, tout cela aurait été bien plus atroce. Aussi, mon regard fini par tomber sur elle pour la détailler. Elle porte la parure que je lui ai offerte il y a quelques semaines. Qu'elle avait presque refusé d'ailleurs. Trop luxueux pour elle, d'après ses propos. Mais rien n'était trop beau pour elle à mes yeux. Ni les bijoux, ni la robe bleue qu'elle portait. Elle était parfaite.

Je me penchais à sa rencontre pour lui offrir un compliment dans un murmure, lorsqu'une voix plus forte que les autres se fit entendre à travers la foule. Le discours allait enfin pouvoir débuter.

« Sorciers et sorcières, bienvenue, à la trois cent trentième édition du Gala Austings ! »

Les applaudissements fusèrent de toutes parts. Durant un instant, la présentatrice se contenta d'affiche un large sourire, toute engoncée qu'elle était dans une robe semblant trop étroit pour elle. Elle reprit presque aussitôt.

« Cette année, la collecte de fonds que nous organisons vise, comme vous le savez, l'établissement psychiatrique de Galway. J'ai nommé, le Galway Center Hospital. J'ai donc l'immense honneur, de vous.... »

Je ne l'écoutais déjà plus. A la place, je laissais mes yeux faire le tour de la salle, de toutes ses têtes levées vers les grands escaliers rouges où se trouve l'oratrice. Et c'est là, que je le vis. Une ombre à travers la foule. Une silhouette que je ne connaissais que trop bien, qui se déplaçait tel un serpent parmis les invités. Des picotements apparurent le long de ma nuque. Cette sensation... Ça ne pouvait être que lui. Mes sourcils se fronçèrent légèrement. Qu'est-ce que Eze foutait là bon sang ?

Des âmes. Des centaines d'âmes, amassées entre les mêmes murs. Je sens chacune d’entre elles vibrer alors que mon regard d’acier coule sur la foule. C’est infime, et il ne suffit que d’un léger entraînement pour apprendre à les ignorer, à force du temps. Ce frémissement quasi constant fait désormais partie intégrante de mon quotidien, tout comme le fait de savoir que je pourrais le réduire à néant d’une simple volonté. L’écraser, comme un insecte prisonnier au creux de mon poing. L’anéantir, et voir tout ce bon monde tomber comme des mouches agonisantes.

Mais je ne suis pas là pour faire un carnage ce soir. Voilà d’ailleurs longtemps que je n’ai pas fait appel à ce pouvoir aussi néfaste que redouté. Ma venue au gala ne s’explique que par un seul homme ; Zayn. Encore, et toujours Zayn. Roder dans le coin, veiller à ce que rien ne vienne troubler ses petites affaires, et surtout surveiller ce que fabriquent ces foutues sorcières. Cet odieux rat opportuniste a bien entendu pris soin de verser une somme vertigineuse à l’association. Il faut bien justifier le fait d’envoyer son pion le plus fidèle dans la fourmilière.

C’est agaçant. Si d’ordinaire cet univers fait partie de mes terrains de jeu favoris, aujourd’hui ces fioritures et cette hypocrisie générale me donnent envie de foutre le camp. Trop d’éléments me parasitent l’esprit. Milo a encore des problèmes à l’école. Ce gosse m’en aura fait voir de toutes les couleurs. Et pour ne pas arranger les choses, l’aura de Léo reste inexorablement présente dans un coin de mon champ de vision. J’ai beau l’ignorer, je le sens, là, parmi ce rassemblement de belles coiffures et de maquillage pimpant. Ce simple fait m’aura brûlé la surface de l’épiderme pendant tout le beau discours d’accueil. Ayant abandonné depuis longtemps l’idée de l’oublier, j’avale une nouvelle gorgée de ma coupe de champagne. Mes yeux se tournent de nouveau dans sa direction. Je n’ai pas besoin de le chercher pour savoir où il se trouve ; chaque fibre de mon être en a aveuglément conscience.

Mon époux a sorti son plus beau costume de toute évidence. Avait-il réellement encore ce genre de fringues dans l’appartement miteux où il vivait dernièrement ? Une femme en robe bleue l’accompagne. Ils discutent, et parfois même, elle parvient à susciter un sourire sur les lèvres froides du tueur à gage. Je n’arrive pas réellement à déterminer si elle est belle ou non. Mon attention est bien plus attirée par Léo. Il dégage une mélancolie atone ce soir. Il a beau se fondre parfaitement dans la masse, être habitué à côtoyer ce genre d’ambiance pompeuse, Léo n’aura jamais totalement été à sa place dans ce genre de connerie. Il est bien trop écorché pour le monde pincé de la sorcellerie bourgeoise.

Ma vision se fige une fois encore sur le verre qu’il porte à ses lèvres. L’agacement qui gronde en moi prend un peu plus d’ampleur. À combien de verre en est-il désormais ? Il me semble qu’à chaque fois que je me suis autorisé à lancer un regard vers lui, il tenait une nouvelle boisson dans sa main. Ma langue claque mon palais. Je me détourne un instant pour lancer un œil à travers l’assemblée. Le discours maintenant terminé, plus personne ne semble vouloir emmerder le monde avec de grandes phrases bien tournées. Autrement dit, le champ est libre.

Je termine d’une traite la fin de ma coupe de champagne. L’alcool qui stagne dans mon estomac n’est pas suffisamment fort pour me faire perdre l’esprit. Néanmoins je sais que c’est lui qui accentue l’irritation latente qui coule dans mes veines. Peu importe. Je cède finalement à l’envie de glisser à travers la foule et de briser ce cercle de distance de sécurité que j’avais soigneusement établi pour ne pas approcher Léo de trop près.

Mon mari est en train d’attraper un nouveau verre sur le plateau d’un serveur à l’instant où j’apparais auprès de lui.

- Tu ne crois pas que tu as assez bu pour ce soir ? je gronde en guise de salutation entre mes lèvres rigides.

Mes yeux quittent son geste pour remonter affronter son regard. Une tension diablement électrique s’installe dès lors autour de nous. C’est fascinant, ce changement de température ambiant à chacune de nos rencontres ; tantôt brûlante, tantôt glaciale. Je finis par regarder la sorcière qui l’accompagne. Elle dégage le charme inerrant aux femmes de l’Est. Elle est jolie, impossible de le nier. Et la douceur fragile qu’elle dégage semble me hurler au visage qu’il s’agit d’une adepte de magie blanche. Mon opposé total.

- Madame, je la salue d’un sourire poli mais toutefois dénué de la moindre chaleur.

Durant un moment, je n'ai pas pu m'empêcher de le suivre du regard. Il se déplace à travers la foule, semblant ne pas prêter d'attention au magnifique discours qu'il nous est offert. J'ai un sourire rien qu'à y penser. Il n'y jamais aimé ça, tout comme moi. Peu importe le lieu et l'endroit. Mais ce soir, j'ai l'impression qu'il y a autre chose. Je le sens en moi, sans pouvoir réellement me l'expliquer. Ça a toujours été comme ça, entre nous. Mais je me surprend encore à le constater, après ne pas l'avoir vu pendant des semaines. Pas depuis cette fameuse nuit, où nous avons été nous amuser avec l'oncle de Milo. Notre duo s'était formé à nouveau juste pour se connard. Je mentirais si je disais que je n'avais pas pris mon pied à lui en faire voir de toutes les couleurs. Et depuis, plus rien. Le néant. L'absence avait naturellement reprit ses droits. Rien n'avait changé.

Le discours se fini sous les applaudissements de la foule. J'en profite pour reprendre un verre, après avoir déposer celui que j'ai déjà vider. Il me faut bien ça, pour tenir le coup. Mon geste est interompu. Une voix reconnaissable s'élève juste à côté de moi, m'arrêtant presque dans ma démarche. Ezekiel apparait tel un coup de vent. Son ton glacial me tire d'emblée un rictus mauvais. Ce qu'il grogne entre ses lèvres froides fait d'emblée rugir mon pouvoir. Je le fixe, lui et ses yeux glacés qui remontent vers moi.

« Non, je ne crois pas. »

Je termine mon geste, m'emparant finalement du verre, puis détourne les yeux vers Scylla, dont la prise s'est considérablement resserrée autour de mon bras. Il n'y a aucune chaleur dans la voix de mon mari lorsqu'il s'adresse à elle. Eze est venu pour faire chier. Point barre.

« Scylla, je te présente Ezekiel. »

Le regard de ma compagne se glace. Elle répond à peine, sur le même ton que lui à vrai dire, avant de me fixer, m'encourageant à mettre immédiatement fin à cet échange des plus étranges. Mon regard retourne d'emblée se figer dans celui de mon époux. La tension entre nous est électrique, chargée, la moindre étincelle pourrait tous nous faire exploser. Littéralement.

« Qu'est-ce que tu fous ici au juste ? Attends que je devine... » dis-je en faisant mine de réfléchir. « Zayn t'as envoyé ici, comme son gentil petit toutou, c'est ça ? »

Mon sourire mauvais s'étire. Je ne suis absolument pas d'humeur à supporter mon mari ce soir. Peu importe le regard réprobateur que m'envoie Scylla à cet instant. Et comme une nouvelle provocation, je vide mon nouveau verre d'une seule traite.

Ma question ne lui plaît pas, et à vrai dire, ce n’est absolument pas surprenant. Au-delà du fait que Léo me déteste probablement presque autant que Zayn, lui coller ses problèmes sous le nez avec si peu d’entrée en matière ne doit pas lui faire plaisir. Mais je me suis retenu bien trop longtemps à ce sujet. Sa tendance un peu trop forcée à avoir la main lourde avec l’alcool. Ce n’est pas qu’une passade. Ce n’est pas seulement l’histoire « de profiter de la soirée ». Parce que ça fait des mois que je le constate. Et en toute sincérité je me fou complètement d’avoir ou non la légitimité nécessaire pour mettre les pieds dans le plat. Léo a un problème avec la boisson, et ça ne me plaît pas.

J’ignore toutefois sa réplique acerbe pour me concentrer sur la sorcière accrochée à son bras. Son teint d’ivoire semble avoir perdu toute trace de sang à l’instant où le tueur à gages a prononcé mon nom. De toute évidence, elle sait qui je suis. Et si je ne doute pas un seul instant qu’elle n’aurait eu aucun moyen de le découvrir par elle-même – une ingénue de ce genre ne traîne ni dans mon business, ni dans les lieux que je fréquente – c’est donc Léo qui lui a parlé de moi. Que c’est adorable. J’en suis presque touché. Bien qu’au vu de la tête qu’elle affiche, il ne serait pas improbable qu’il lui ait affirmé que je sois mort. Elle a cette expression que les gens affichent quand ils croisent un fantôme. Et nécromancien que je suis, je sais de quoi je parle.

- Scylla donc.

Je ne pousse pas le vice au point de reprocher à Léo de ne pas avoir fait les présentations jusqu’au bout. À la place, je dévisage la sorcière sans détour, prenant soin de graver son visage, son nom et l’aura qu’elle déploie dans ma mémoire.

- Respirez ma chère. A moins que ce soit votre robe qui soit trop serrée.

Je me détourne d’elle lorsque Léo attaque de nouveau. Il vide son verre d’une traite juste sous mes yeux. L’audace du geste m’arracherait presque un rire franc. Mais non. Mon agacement enfle et le rictus sarcastique qu’il me procure ne fait que foutre un coup de pied dedans.

- Tu n’as même plus besoin de moi pour répondre à tes questions, je lâche de cette voix doucereuse qui ne cache en rien la colère latente qui gronde dans mes tripes. Comme c’est pratique.

Je ne cherche même pas à le contredire. A quoi bon après tout ? J’ai cessé de me voiler la face depuis trois ans, au sujet de Zayn. Il m’a toujours traité comme son clébard. Et j’ai toujours suivi le mouvement, en attendant de trouver le bon moment pour égorger ce porc.

- C’est au moins ton quatrième verre, Léo, je reprends avec un sérieux plus glacial. Enfin, c’était. Et ça ne fait même pas une heure que le gala a débuté.

Navrante constatation. Qui en dit long.

Qu'il est agaçant. Comme à son habitude, mon mari n'en démord pas. Ce serait mal le connaitre. Il est venu foutre sa merde et ne partira que lorsqu'il aura réussi son objectif. Pour autant, je n'ai absolument aucune intention de lui rendre la vie facile. A ma surprise, il s'adresse à Scylla, toujours horriblement tendue à mes côtés. Je sens à quel point elle a envie d'être ailleurs. A quel point la seule présence de mon mari lui est totalement insupportable. Quoi de plus normal après tout ? Après tout, elle sait parfaitement ce qu'il en est entre nous. Elle sait, que je n'ai toujours pas demandé le divorce, même après lui avoir promis de le faire. Elle sait, à quel point j'ai encore des sentiments pour ce connard, qui se donne un malin plaisir à me gâcher la vie. Et en l'occurrence, notre soirée. Ma langue claque sur mon palais face à sa répartie doucereuse. Eze joue avec mes nerfs, comme il adore le faire. Même si il tente de ne rien en montrer, sa colère est palpable. Elle m'écorche, tente de me pousser dans sa direction. Et puis, il aborde à nouveau la question de l'alcool. Mon regard l'a quitté pour fixer les invités qui s'agitent un peu plus loin de nous.

« Oh, parce que tu comptes mes verres maintenant ? Comme c'est adorable. » je réponds d'un ton sarcastique.

Depuis quand est-ce que mon cher mari est aussi prévenant, au juste ? Depuis quand pense-t-il qu'il en ai encore le droit ? Je mange mes mots derrière mes lèvres pincées. Ça me démange réellement, mais j'ai trop de respect pour Scylla pour surenchérir ainsi.

« Je ne vois pas en quoi ça te concerne. »

Ma voix est aussi froide que la mort. Scylla fini par relever son doux visage à ma rencontre. Elle m'annonce son intention d'aller à la rencontre de ses amis, qu'elle a remarqué un peu plus tôt. Aussitôt, je lui offre un sourire sincère, contraste drastique avec l'échange entretenu avec mon mari. Elle m'embrasse chaudement la joue, non sans me glisser un murmure dans l'oreille, avant de lâcher mon bras et de nous quitter. Je devrais me faire pardonner ce soir, c'est certain.

« Qu'est-ce que tu veux, Eze ? Je veux dire à part me faire chier, hum ? »

Ma main à nouveau libre se glisse dans ma poche alors que mes yeux se fixent sur lui, réclamant des réponses. Accouche Eze, j'en ai ras le cul de tes conneries. Et je crève d'envie d'une clope, aussi.

« C'est incroyable. On dirait que tu es incapable de ne pas faire chier le monde. Même lors d'un gala comme celui-ci. »

Ma main réapparait, armée de mon paquet de cigarettes. J'en sors une avant de le ranger à sa place.

« Qu'on en finnisse. »

La tige se glisse entre mes lèvres. Mes pieds se dégagent enfin du sol, pour se diriger vers les jardins, à quelques mètres de là. Je n'ai aucune envie de me donner en spectacle devant tous ses gens. Scylla en a déjà trop eu. Qu'il me dise ce qu'il a à me dire et qu'il retourne faire ses petites affaires, c'est tout ce que je demande. L'air froid de l'extérieur fouette mon visage lorsque je passe les grandes portes menant aux magnifiques jardins qui bordent la demeure. Mes yeux s'accrochent à l'étendue d'herbe entretenue, aux buissons de toutes formes et de toutes tailles. Une flamme parvient rapidement à griller le tabac. La bouffée cancérigène parvient à m'apaiser un temps soit peu. Mon regard se perd sur l'immensité noire de la nuit offerte. La tension est toujours là. Elle me chatouille, provoque l'ombre noire qui agite mon aura. S'aurait été trop demander de passer une simple soirée sans qu'on vienne me faire chier ?

La voix de Léo est glaciale. Son humeur exécrable alimente la mienne. Nous voilà parties pour un joyeux cercle infernal. Mon regard n'a pas délogé du sien lorsque la femme qui l'accompagne décide finalement de s'éclipser. Je la vois se hisser sur la pointe des pointes pour glisser quelque chose à l'oreille de Léo. L'aura de sa magie disparaît ensuite sans plus s'attarder dans l'atmosphère délétère prenant place autour de nous. Je ne lui prête à plus d'attention, déjà focalisé de nouveau sur la dureté hargneuse des prunelles de mon époux. Un soupir désabusé m'échappe tandis qu'il tire une clope de sa poche pour calmer ses nerfs à vif.

- Que tu arrêtes de te détruire en buvant. Ce n'était pas suffisamment explicite ?

Je lui lance un regard réprobateur. Léo me rétorque entre ses dents que je ne vis que pour faire chier le monde. L'attaque me glisse dessus sans réellement m'atteindre. Si j'avais un jour eu le moidre scrupule à déranger les malheureux qui m'entourent, je n'en serais sûrement pas arrivé à la place que j'occupe aujourd'hui. Je n'ai pas le temps de répondre qu'il tourne les talons vers l'extérieur. Mes yeux se lèvent au ciel. On en est là ? Vraiment ? A devoir aller régler nos différends dehors pour ne pas se donner en spectacle ? Le comportement de Léo me prouve plus qu'autre chose qu'il y a bien un problème avec la boisson qu'il refoule au fond de lui. Mon regard coule sur les environs avant que, de mauvaise grâce, je finisse par lui emboîter le pas.

Mon corps se glisse entre les autres invités jusqu'à atteindre la porte-fenêtre derrière laquelle je l'ai vu disparaître. Personne ne me hèle, aucun regard ne vient croiser le mien. Et c'est tant mieux. Je sais que je devrais me fondre dans la foule et m'incruster dans certaines conversations, plus tard dans la soirée. C'est pour ça que Zayn a voulu que je vienne après tout. Après m'avoir infligé ça, autant ne pas revenir les mains vides. Mais en attendant, je compte bien terminer cette conversation avec Léo.

Je le retrouve sur une immense terrasse désertée. Le froid de l'automne aura eu raison de bien des sorcières. La clope au bec, il me tourne le dos pour mieux contenir la colère qui brûle en lui. J'enfonce mes mains dans les poches de mon pantalon de costume et m'avance à sa hauteur. Une poignée de mètres sécuritaire nous sépare néanmoins. Je sais parfaitement que ça ne l'empêcherait pas de me coller son poing en plein visage s'il en avait envie. Mais ne plus graviter directement l'un autour de l'autre a le mérite de calmer nos ardeurs noires.

Mes muscles se détendent d'ailleurs plus facilement que je ne le pensais. Peut-être est-ce dû au calme soudain du dehors ou à l'absence des regards indiscrets tout autour. Ou peut-être est-ce parce que la sorcière qui l'accompagnait a foutu le camp. Allez savoir.

- T'as un problème avec l'alcool, Léo, je lance finalement d'une voix plus posée et conciliante que tout à l'heure. Ce n'est pas pour te faire chier que je te le dis. C'est pour te rendre service.

Un nouveau soupir filtre à travers mes lèvres, silencieux. Mes yeux n'ont pas l'audace de le regarder. Cette fois, je garde mon attention rivée sur le paysage nocturne qui nous fait face. Je n'espère même pas le voir bien réagir. Ce serait de la naïveté pure. Et si mal connaître mon mari.

Je ne sais pas si c'est dû au calme serein de la terrasse ou à la tige qui a trouvé sa place entre mes doigts, mais je sens clairement mes muscles se détendrent, imperceptiblement. Mes paupières se ferment un moment, alors que je tente de prendre une respiration calme, pour chasser le reste de tension qui m'anime à cause de l'intervention d'Eze. Ça fonctionne, jusqu'à ce que je le sente à nouveau, dans mon dos. Il ne me fait pas l'affront de venir prendre place à mes côtés. Il doit savoir que je ne le supporterais sans doute pas. Ou simplement, il en a autant besoin de moi, de cette distance salutaire. Mes yeux n'ont pas lâchés le paysage. Ils refusent de se fixer sur lui alors qu'il arrive à ma hauteur. C'est mieux comme ça, pour ne pas attiser à nouveau la fureur qui crépite encore dans mes tripes. Pourtant, quelque chose change dans son comportement. Ce n'est rien qu'un détail, mais ça se propage assez en lui pour que les paroles qui sortent de sa bouche soit drastiquement plus douces que les précédentes.

T'as un problème avec l'alcool, Léo. Combien de fois est-ce que j'ai imaginé que cette phrase sortirait de sa bouche, depuis qu'il était revenu d'entre les morts ? Je m'y était préparé, longuement, pour savoir comment réagir. Pour ne pas me laisser submerger par mes émotions, comme j'en avais la sale manie à son contact. Et surtout, pour combattre le sentiment écrasant que cette simple constatation à glisser dans mon être. Tout pour garder la face et ne pas se sentir minable. Coûte que coûte. Parce qu'après tout, si j'en suis là, c'est de sa faute. Uniquement de sa faute.

« T'as trouvé ça tout seul ? Ta capacité de déduction m'impressionne. Vraiment. »

Un sourire désabusé anime mes lèvres. Le cancer fait un aller-retour jusqu'à mes lèvres dans le silence qui prend place entre nous. Ça ne dure qu'un instant, avant que je ne parle à nouveau.

« Tu crois que je ne le sais pas ? »

Est-ce qu'il le pense vraiment, en venant se planter comme une fleur, presque un sauveur, pour sortir une telle évidence ? Pour me rendre service. C'est tellement ironique.

« Ton époux est devenu un alcoolique. Qu'est-ce que ça te fait, Eze ? »

Un alcoolique. Je déteste ce mot. Mais il n'y a rien de plus vrai. Mon sourire s'étire un peu. Mes yeux finissent par quitter les jardins pour se glisser sur lui, attendant une réponse. Tout en moi le provoque. Tout en moi crie vengeance. Pour tout ce qu'il a provoqué en moi. Et tout ce qu'il continue de faire, sans le moindre scrupule. Mon regard le quitte. Je baisse la tête le temps de taper ma cendre dans le vent, puis remonte mon regard vers l'astre lunaire visible entre les nuages.

Et comme prévu, ça ne loupe pas. Léo réagit dans la foulée. Son sarcasme explose de plus bel entre nous. Sauf que cette fois ça n'a plus la même emprise sur moi. Ses piques m'atteignent d'une toute autre façon. Elles ne parviennent plus à soulever ma colère pour que je continue à me bouffer le nez avec lui. À vrai dire, elles ne me font même pas réagir. A la place, elles me perforent le coeur. Ce même sentiment de vide et de gâchis m'inonde de nouveau pour me broyer de l'intérieur. Je n'en montre rien. Je reste de marbre, accusant droitement la tempête vicieuse de son mépris. Le silence s'égoutte lentement dans la nuit, avant que je ne prenne une inspiration pour répondre.

- Ravi de constater que tu ne te voiles pas la face.

Ma voix est neutre. Dénué d'émotion. Presque froide. Léo a conscience de ses problèmes. Et après ? Je n'ai pas l'impression qu'il souhaite se sortir de là. Sa question suivante parvient à m'ébranler. Suffisamment du moins pour m'arracher un sourire. Un angle qui relève d'ailleurs plus du rictus, empreint d'une tristesse fade. « Ton époux est devenu un alcoolique. Qu'est-ce que ça te fait, Eze ? »  Son regard me brûle. À mon tour, je décide de couper le lien avec le paysage peuplé d'ombres pour le regarder. Mes pieds s'animent. Je me tourne franchement vers lui, sans toutefois briser la distance salutaire qui nous sépare. Léo veut savoir ce que ça me fait, de le voir dans cet état là. Et moi, ce que je vois, c'est surtout un animal blessé. Il saigne. La plaie est béante. Et pourtant, il continue d'attaquer, au risque de se vider de son sang. Il cherche à faire mal, tout en se faisant souffrir lui-même.

- Ça m'attriste.

Ma réponse quitte mes lèvres sans frioriture. Je ne cherche pas à cacher la vérité et d'ailleurs je ne bronche même pas en la lui abandonnant entre les mains.

- C'est pour ça que tu t’entérine dans cet état-là, Léo ? je l'interroge finalement sans le quitter des yeux. Pour m'atteindre moi ?

Je soupire encore une fois et cède à mon tour à l'appel de la nicotine. Le voir et le sentir fumer réveille mes propres réflexes. Un peu de tabac contre de la langue, ça permet de mieux trouver les mots qu'il faut.

- Tu as besoin d'aide, je tranche alors d'une voix plus dure. Tout ce que tu es en train de faire, c'est de te punir toi-même.

La réponse d'Ezekiel m'ébranle. C'est comme une dague affutée lancée en plein coeur. Je ne m'y attendais pas. Un rictus se forme sur mes lèvres pour toute réponse. Il me lacère, rien qu'avec son regard que je suis devenu d'un coup incapable de tenir. Mon poing se serre. Je déteste ça. Sa pitié. Cette prise horriblement cruelle qu'il a encore sur moi. L'envie de l'envoyer se fracasser contre un mur pétille dans mon ventre. Il continue en plus. Avec ses questions. Si je fais ça pour lui ? Je réprime de peu le mépris qui me saute à la gorge.

« Tout ne tourne pas autour de ta petite personne. » je siffle entre mes dents serrées.

Même si il a raison. Bien sûr qu'il a raison. En partie du moins. Une partie de moi continue de s'enterrer juste pour espérer lui faire du mal. Juste pour qu'il souffre autant que moi. Mais ce serait trop réducteur si l'on disait qu'il n'y avait que ça. La vraie raison, elle, est bien plus pathétique. Bien plus noire et inavouable.

« Oh vraiment ? J'ai besoin d'aide ? Bon sang Eze, mais dans quel monde est-ce que tu vis ? »

Un sentiment de lassitude noire m'envahit. Il se déploie à travers mon corps, se glisse sournoisement autour de mon être. Je le sens se mêler à la tristesse atone qui me ronge encore. Un sentiment dont je pensais être habitué. Apparemement pas.

« De quel droit, est-ce que tu oses me dire ça maintenant ? »

Mon regard l'accroche à nouveau. Je le détaille, lui et son visage froid, reflet parfait du ton qu'il vient d'employer. Mes pas me rapprochent drastiquement de lui. J'éclate la distance de sécurité entre nous pour me figer devant lui ;

« T'étais où, quand j'ai commencé à boire, hum ? T'étais où, quand j'avais effectivement besoin d'aide ? »

Je crache mes mots, laisse ma colère froide envahir mon être et passer à travers mes barrières. Il n'y a que lui pour me mettre dans un tel état.

« Je ne veux pas de ta pitié Eze. Je ne veux rien de toi. Et je n'ai certainement pas besoin que tu ramènes ta fraise maintenant, sous prétexte que tu te sois souvenu de mon existence et que tu veuilles m'aider ! »

Mon pouvoir gronde. Il s'agite, gonfle dangereusement à travers mon être à l'agonie. Il suffirait d'un geste, pour mettre fin à tout ça. Une ultime perte de contrôle, pour effacer ce visage dont je ne supporte plus la vue.

« Va te faire foutre. Après tout, je dois faire comme si t'étais mort, non ? »

Un sourire vient parfaire ma phrase, avant que je ne rompe le contact pour de bon. J'en ai déjà fait tellement plus que ce que j'aurais dû, lorsqu'il avait osé m'envoyer cette phrase à la gueule. Ma clope vole au sol alors que je le contourne. Je m'en fou, si il a encore quelque chose à dire. J'en ai rien à foutre. Qu'il retourne là où il était ses dernières années, avec ses précieux conseils.

Le venin siffle entre ses lèvres. Il déforme son visage et pollue l'air qui nous entoure. J'ai piqué fort. À vif. Alors Léo sort les crocs. Un nouveau rictus anime mon visage. Ce n'est plus de la tristesse cette fois. C'est un sourire désabusé. Il gronde, il aboie. Il me balance que je ne suis pas le centre du monde. Mais à mes yeux, il ne fait qu'attirer l'attention sur un autre sujet pour éviter le vrai coeur du problème. Je ne suis pas le centre du monde ? Je ne suis pas le centre de son monde ? Ou était, du moins. Ce n'est pas de l'égocentrisme. C'est simplement ce qui est ressorti de ses aveux lorsque nous nous sommes retrouvés trois mois plus tôt, à l'hôtel, pour étaler la vérité sur la table. Léo a prétendu être tombé plus bas que terre avec ma mort factice. Il me l'a reproché. Il me hait pour cette même raison. Tout ça, c'est pour éviter le sujet de son alcoolisme grandissant. Et m'en foutre un peu plus dans la gueule, au passage. C'est toujours ça de pris.

Je roule des yeux, passablement excédé par son comportement. Mes lèvres tirent sur la cigarette avant que mon attention ne retombe comme une masse sur lui. Son mépris, c'est une chanson habituelle désormais. Il ne me fera pas fuir de cette manière.

- Le monde où je vis, je n'en sais rien, Léo. Toi en revanche, ça m'a tout l'air du monde merveilleux du déni.

Je souffle ma fumée néfaste alors qu'il me demande d'un ton sifflant de quel droit je m'immisce ainsi dans ses problèmes. Mon regard se plante plus profondément encore sur son visage. Cette fois, il tape une corde sensible. Celle-là même qui éveille le monstre sans scrupule et encrassé de sang qui sommeille au fond de mon ventre.

- Le droit que me confère l'anneau que tu portes au doigt, j'article d'une voix calme mais pourtant pleine de menaces.

Léo rompt l'accord tacite qui instaurait une distance nécessaire entre lui et moi. Il se plante devant moi. Son regard me transperce. Sa langue s'anime de plus bel. Cette fois, il attaque plus franchement. Léo en a assez de jouer. Le sarcasme, ça fait seulement office de préliminaire. T'étais où, quand j'ai commencé à boire ? Ca s'enchaîne et ça se bouscule entre ses lèvres. Je sens sa colère gonfler et prendre de l'ampleur. T'étais où quand j'avais effectivement besoin d'aide ? Je détourne les yeux. Mes dents se serrent tandis que mes doigts jouent nerveusement avec le filtre de ma clope. On y est. Ce moment où il me balance que je n'ai plus la moindre légitimité dans ma démarche. Celui où il me renvoie mes propres torts en plein visage. Il m'envoie chier, en bonne et due forme. Et il se casse.

La dureté de ses dernières paroles, qu'il a pourtant volé à mes propres cordes vocales, tonne un moment à  mon oreille. Ces mots, je savais que j'allais les regretter à l'instant où je les ai prononcés. J'avais espéré pourtant ... J'avais espéré que mon anonymat poursuivrait son chemin. Que nous ne nous reverrions plus après ce “malheureux incident”. J'avais espéré qu'il me considère mort, comme je l'étais encore à ses yeux quelques heures plus tôt. Sauf qu'aujourd'hui, comme ces derniers mois, je constate une fois de plus que je suis incapable de rester ce fantôme auquel j'aspirais. Loin de lui, loin d'ici, c'était possible. Désormais, c'est au-dessus de ma volonté de fer. C'est au-dessus de la peur qui me tord les tripes à chaque fois que je pense à Milo. C'est tout bonnement au-dessus de mes forces.

Alors, cette fois aussi, ça dépasse mon contrôle. La porte-fenêtre se referme et claque brusquement avant même que Léo ne l'atteigne. Ma magie se hérisse, bien consciente des limites qu'il ne faut pas dépasser. Mes doigts glissent sur mon visage. Je masse patiemment mes paupières, me demandant franchement à quel foutu moment je retrouverai la main sur ce merdier inomable.

- Tu vas me le reprocher encore longtemps, Léo ? je demande dans un soupir las. Qu'est-ce qu'il te faut de plus ? Que je reconnaisse que j'ai merdé ?

J'écarte les bras avec impuissance, un sourire sans joie aux coins des lèvres, puis les laisse retomber le long de mon corps.

- J'ai merdé. Je sais que j'ai merdé. Mais te laisser te détruire comme tu le fais, même si c'est de ma faute, c'est au-dessus de ce que je suis capable de tolérer.

Ses paroles s'entrechoquent dans ma tête. L'anneau dont il parle, celui qu'il m'a offert, celui-là même qui a scellé notre union, me brûle l'épiderme. Je n'ai jamais réussi à l'ôter. Jamais. Pas à un seul instant. Même pas alors qu'il avait tiré un trait sur notre union, lors de cette fameuse nuit à l'hôtel. Cette « erreur », qui m'avait fait prendre conscience que ce n'était pas suffisant. Je n'étais pas suffisant. Ni moi, ni l'amour qui nous unissait. Et maintenant, même trois mois plus tard, je n'y parvenais toujours pas. Comme chaque fois qu'il avait tenté de me récupérer. Chaque dispute, chaque fois que je m'étais laisser aller dans ces bras, n'avait fait que me prouver ce que je redoutais encore. Sa seule présence, malgré toute la haine que je lui vouais, me faisait complètement perdre la tête. Mais là, maintenant, c'était la goutte de trop. Celle qui me fait chavirer. Complètement exploser. Et qui me pousse à camper sur mes positions. A ne pas changer d'avis et céder, comme je l'ai fais des centaines de fois avec lui. Par amour. Par peur de le perdre et de perdre ce que nous avions. Pas cette fois.

Le regard que je lui lance avant de me détourner de lui est limpide. Je pense chaque mot. Je n'ai plus envie de jouer. Je n'ai plus envie de me torturer, ni de le laisser faire ce qu'il veut de moi et de nous. C'est trop facile. Mes pieds arrêtent lorsque les portes claquent devant moi. Mon pouvoir rugit. Quelques pots de fleurs volent de la terrasse pour aller s'écraser contre les murs. Un rictus se forme à nouveau sur mes lèvres. Je me fais violence pour ne pas surenchérir, alors qu'il reprend la parole d'un ton las. Mes machoires serrées se relâchent sensiblement. Je me tourne vers lui à l'instant même où il avoue ce que j'ai attendu depuis des mois. Son impuissance nouvelle me laisse interdit. Il pique bien trop fort encore mon coeur meurtrit. Ezekiel rend les armes. La sincèrité qui émane de lui m'envahit tel un ouragan.

« Putain, ça t'aurait arraché la bouche de le dire avant ? » je souffle d'une voix lasse.

C'est tout ce que je voulais. Qu'il assume. Qu'il le dise et s'excuse d'avoir foutu ma vie en l'air. Aussi simple que ça. Pourquoi avait-il fallu qu'on en soit là pour que ça sorte enfin de ses lèvres ? Mes yeux remontent vers lui.

« Tu vas devoir vivre avec Eze. Désormais, ça ne dépend plus de toi. »

Ce n'est plus à lui, de s'inquiéter pour mon sort. Ce temps est révolu. Il l'est depuis longtemps, même si je refusais de l'admettre. Même si ça m'était intolérable. Ça ne l'est plus à présent. Mes yeux le quittent. Les portes se rouvrent dans mon dos. Qu'il tente encore de m'empêcher de les passer, si il ose.